Les pianos de style Art déco en Occitanie
Depuis les années 1830, signe de réussite et expression de modernité, le piano orne les intérieurs bourgeois ; sa pratique par des amateurs se développe et entre dans l'éducation des jeunes filles. Instrument soliste ou d'accompagnement pris, il permet aussi, jusqu'à l'invention du phonographe, de faire sonner chez soi des œuvres orchestrales transcrites.
Les entreprises n'ont donc pas arrêté de lui apporter des perfectionnements et innovations techniques : Chopin, pour qui les pianos de Camille Pleyel sont «non plus ultra », a joué de son influence pour obtenir une possibilité d'accumuler de nuancer le toucher ; le jeune Liszt a été l'égérie d'Érard, qui a mis au point en 1821 le système de double échappement et a déposé de nombreux brevets. Elles se préoccupent également de fournir des modèles adaptés à leur forme et leur taille aux pièces exiguës : pianos droits, ou à queue si courte que le compositeur Charles Gounod les a appelés ironiquement vers 1880 « crapauds», nom qui leur est resté.
Évidemment le style du meuble se conforme au goût du jour et, après la Grande guerre, l'Art déco, art « appliqué » par définition, industriel et commercial par nature, a trouvé en lui un support privilégié.
Ainsi le talentueux « meublier », comme il se décrirait lui-même. Émile-Jacques Ruhlmann a t-il conçu le meuble d'un Érard pour le bureau-bibliothèque du pavillon « L'Ambassade française » à l'Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Ce quart de queue, aujourd'hui conservé au musée Ingres & Bourdelle de Montauban, est exceptionnel car il a été réalisé en matériaux précieux : bois d'amarante, padouk, macassar massif ou plaqué de grande qualité, ivoire et galuchat – de la peau de raie ou de squale –pour les filets ornementaux, ivoire encore pour les sabots des pieds.
Dans l'imposante collection réunie au Musée du piano de Limoux (11) par le facteur et accordeur Jean-Jacques Trinques, plusieurs pianos portent l'empreinte du style Art déco.
On y trouve une rare « fi le de concert » Pleyel des années 1920 qui, restaurée, est de nouveau joué. Avec son pupitre ajouré, sa lyre, et le charme du palissandre verni, il est moins sévère que les pianos de concert actuels en laque noire. En fonte pour supporter la grande tension des cordes, son cadre rappelle que l'entreprise familiale s'était alors considérablement développée grâce à trois générations de facteurs innovants : Camille Pleyel de 1831 à 1855, fils d'Ignace son fondateur, puis son ami Auguste Wolff de 1855 à 1887, auquel succéda son gendre et ancien associé Gustave Lyon jusqu'en 1936. Ainsi porte-t-il le chiffre «PWL & C (pour « et compagnie »), composé des initiales de leur nom.
Georges Klein (1907-1979), héritier d'une longue famille de facteurs et qui a déposé dès 1930 de nombreux brevets et dépôts, est assurément le spécialiste des pianos de petite taille, comme ce crapaud, en acajou et citronnier. Fabriqué en 1940, il n'a pu être doté d'éléments métalliques en cuivre ou laiton, réservés en ces temps de guerre à faire des obus. Moins long que large, il a une allure ramassée, avec des pieds à épaulement massifs, une lyre angulaire aux pédales de forme polygonale. Seul l'arrondi de la file d'attente apporte à son aspect quelque souplesse.
Érard a également fabriqué, dès 1930 des droits de pianos, des petits modèles moins encombrants. Le premier est un modèle « Vog » de 1937, avec deux portes articulées qui, refermées, cachent tout le bas de l'instrument avec son pédalier pour devenir un parallélépipède austère, dont le verni spécifiquement noir souligne le dénuement. Un deuxième Érard de 1938, est plus banal, avec un meuble clair en palissandre, deux pieds antérieurs galbés et des pédales enforme de crochets.
Pupitre-lyre réplique du piano Gaveau « Menuet », 1940. Boyer, Amélie (c) Inventaire général Région Occitanie
Pour réduire la hauteur de l'instrument, la mécanique des deux Érard a été déportée sous le clavier, comme l'est celle du « Menuet », caractéristique avec son pupitre-lyre et un panneau bas en miroir, produit en 1940 par la maison Gaveau, entreprise renommée depuis sa création en 1847 jusqu'à sa fusion avec Érard d'abord en 1959, puis avec Pleyel deux ans plus tard. Son meuble clair possède aussi deux pieds cintrés, vague souvenir des courbes du style Louis XV.
Un autre Gaveau de 1943 en acajou, décoratif par les moirures qui créent le traitement du bois de fil, pourrait rappeler le secrétaire à pente. Une moulure appliquée de trois baguettes s'élève au-dessus du pédalier et renforce une élégante sobriété rectiligne, propre à l'Art déco, du meuble.
L'entreprise fondée par le toulousain Antoine Bord reprise ensuite par son neveu était réputée pour la qualité de ses pianos. De 1929, celui du musée, en noyer, joue sur un contraste subtil entre l'arrondi du couvercle et des pieds, assez massifs, et une traction d'ensemble qui souligne un décor géométrique en marqueterie de bois précieux et nacre, typiquement Art déco .
Rareté du musée, le Néo-Bechstein de 1932, est un précurseur des pianos électroniques actuels, doté d'un poste de radio à lampes et de haut-parleurs indépendants.
Ce « piano Siemens-Nernst », du nom qu'on lui donne aussi en associé celui du fournisseur de composants électrotechniques et du Prix Nobel qui l'a conçu, permettait l'enregistrement de disques sans microphone extérieur. Alors qu'il était moins onéreux qu'un droit Bechstein, sa commercialisation fut un échec. Le son n'est pas amplifié par une table d'harmonie traditionnelle, mais produit par de fines cordes montées par groupes de cinq au-dessus de microphones, qui frappent des « mini-marteaux » très légers. La pédale droite permet de moduler l'intensité du son, et la gauche génère un effet de timbre proche de celui du clavecin ou du célesta.
Au contraire, moins novateurs, les pianos pneumatiques ont eu un succès considérable dont l'apogée se trouve dans les années 1930. De véritables pianos reliés à un système complexe à air adjoint, ils restituent des nuances d'interprétation par l'intermédiaire de papier perforé, grâce auquel Ravel, Debussy ou Stravinsky ont laissé des enregistrements personnels de leur musique.
Le haut meuble vitré en acajou assez sobrement rectiligne du Pneuma de 1925, est couronné d'un décor de volutes et d'une corniche écrasante débordante au curieux fronton en chapeau de gendarme qui rappelle qu'à cette époque sur un multiplicateur aussi aimé des frontons sur les façades d'immeubles.
En savoir plus :
Crédits :
Textes : Christian Mullier
Photographies : Amélie Boyer, Service de l'Inventaire et de la Connaissance des Patrimoines, Direction de la Culture et du Patrimoine, Région Occitanie ; Camille Pleyel, Lithographie de Faustin Herr, ca. 1840
Conception et carte : Christelle Parville, Direction de la Culture et du Patrimoine, Région Occitanie.
Remerciements : Jean-Jacques Trinques et la Mairie de Limoux pour leur contribution.