Appel à contribution Patrimoines du Sud N°22

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Le corps en patrimoine : techniques du corps et intimités patrimoniales.
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Corps

La littérature scientifique s’est intéressée depuis de nombreuses années déjà aux tensions, enjeux et modalités parfois concurrentes qui traversent les processus de patrimonialisation en se saisissant de la notion d’échelle[1]. Lucie K. Morisset relève par exemple que notre rapport au patrimoine se déploie aujourd’hui dans deux registres différents : l’un, supra-local, concerne les états et les institutions et présente le patrimoine comme universel, bien commun hérité du passé ; tandis que l’autre plus intime, touche les personnes et les communautés. Résolument affirmé au niveau mondial comme ouvert et inclusif, le patrimoine est également revendiqué par les communautés comme singulier et propre[2]. Pour Daniel Fabre également, nous avons changé de régime : il ne s’agit plus, dit-il d’affirmer que « le patrimoine c’est à nous », mais plutôt « le patrimoine c’est nous[3] ». De nombreuses personnes affirment tisser avec le patrimoine des liens émotionnels forts, tandis que se constituent des « communautés patrimoniales[4]» soucieuses de préserver, donner à voir et transmettre. 
 

Atelier de ponçage, ganterie Guibert frères. Millau. Coll. Jacques Noyrigat. Repro. Azéma J.-P.-H. (c) Inventaire général Région Occitanie
Atelier de ponçage, ganterie Guibert frères. Millau. Coll. Jacques Noyrigat. Repro. Azéma J.-P.-H. (c) Inventaire général Région Occitanie


Nous souhaitons ici interroger ces rapports intimes au patrimoine, en nous intéressant plus particulièrement à la façon dont cette catégorie institutionnelle est aujourd’hui reprise pour fabriquer et exprimer de la continuité entre les personnes, qu’il s’agisse des ancêtres ou des membres d’une communauté. Le corps, lorsqu’il est mobilisé dans le cadre d’une pratique patrimoniale, semble être un véhicule particulièrement efficace pour signifier la permanence. En effet, dans nombre des discours qui accompagnent les techniques, savoirs et savoir-faire présentés comme traditionnels, ceux-ci peuvent être décrits comme appris, incorporés, innés, sans que ces modes d’acquisition soient forcément mis en opposition. Cependant, « faire à la façon de », re-créer et s’approprier des gestes dévoile la dimension relationnelle du patrimoine, qui participe pleinement à en établir la valeur[5] . In fine, c’est toute l’hexis corporelle qui est susceptible d’être mise en patrimoine par les membres d’une communauté, considérée comme caractéristique et emblématique d’une certaine singularité. Les gestes, les chants, danses, techniques et savoir-faire peuvent ainsi être identifiés comme les manifestations, preuves et traces de l’existence d’un collectif, mais aussi d’un héritage. De plus, les discours qui accompagnent ces pratiques, impliquant son propre corps ou celui des autres, peuvent être un levier pour mobiliser des parentés à rebours pensées comme source du collectif. 

 

Établi de sabotier. Audressein. Bonhôte Jérôme (c) (c) Inventaire général Région Occitanie
Établi de sabotier. Audressein. Bonhôte Jérôme (c) (c) Inventaire général Région Occitanie

Interroger les pratiques et dynamiques patrimoniales contemporaines par le prisme des techniques du corps et de leur circulation (formes d’apprentissage, de transmission, de mise en scène, mais aussi secret, rétention…) peut révéler comment les détenteurs d’un patrimoine mobilisent, caractérisent, négocient et s’approprient ces différentes échelles. Il s’agira ici de s’intéresser aux modalités de mise en performance des techniques du corps identifiées comme patrimoniales et des discours qui les caractérisent. De quelles façons certaines manières de faire, de bouger, de se tenir ou de sentir sont-elles décrites comme « à soi » et collectives ? Comment participent-elles à l’élaboration d’une forme d’intimité culturelle[6], qui met en jeu les corps des membres de la communauté et les donne à voir ? Enfin, comment caractériser ce qui, dans une pratique, relèverait du patrimoine ? Il s’agira ici, en s’appuyant sur la notion de « patrimoine ordinaire » développée par Cyril Isnart[7], de s’intéresser à la façon dont les communautés s’approprient la catégorie institutionnelle du patrimoine pour l’investir à une échelle personnelle et communautaire. De plus, la mise en patrimoine d’une pratique (par des lieux de mémoire, musées, UNESCO et autres formes de reconnaissance) soutient, ou peut même faire émerger des discours de définition de soi : il nous paraît alors intéressant de questionner la place du corps dans ces processus de patrimonialisation et de reconnaissance, et des discours qui l’accompagnent, mobilisant des notions comme la mémoire, la descendance, l’héritage ou encore l’apprentissage.
 

Démoulage d'une cloche, François Granier brise la chape. Fonderie (de cloches) Granier. Groueff Sylvie        (c) Inventaire général Région Occitanie  (c) Conseil général de l'Hérault
Démoulage d'une cloche, François Granier brise la chape. Fonderie (de cloches) Granier. Groueff Sylvie (c) Inventaire général Région Occitanie  (c) Conseil général de l'Hérault

Les patrimoines régionaux se prêtent particulièrement bien à l’exploration de ces thématiques. En effet, ils participent à l’élaboration d’une identité collective forte, liant les habitants et un pays, un territoire, ou encore un terroir[8]. Le partage d’une pratique, d’un art, d’une langue ou encore d’un savoir-faire pensé comme traditionnel peut rendre visible, fonder ou actualiser les représentations que les habitants se font non seulement d’un lieu, de leur relation à celui-ci, mais aussi de leurs liens avec les membres de la communauté. La région Occitanie est particulièrement riche en patrimoine culturel immatériel, tandis qu’elle possède une histoire riche, complexe, source de revendications culturelles fortes. Il existerait ainsi un sentiment d’appartenance régional occitan[9] reposant sur le partage d’un héritage commun, mais aux contours polymorphes et dynamiques. En ce sens, l’Occitanie nous paraît être l’espace idéal où déployer nos questionnements rassemblant techniques du corps, appartenance, territoire, héritage et patrimoine immatériel. 

Aussi, les contributions attendues pourront aborder les patrimonialisations des techniques du corps en portant une attention particulière aux différentes échelles mobilisées par les personnes et les communautés en Occitanie.

Plusieurs angles pourront être envisagés : 

Gestes caractéristiques de la fabrication du peigne.L'Aiguillon. Lamothe Mathilde (c) ITEM (UPPA) (c) Inventaire général Région Occitanie
Gestes caractéristiques de la fabrication du peigne.L'Aiguillon. Lamothe Mathilde (c) ITEM (UPPA) (c) Inventaire général Région Occitanie

Les techniques du corps comme productrices d’un rapport intime et privilégié au patrimoine. Il s’agit de réfléchir ici aux modalités de mise en récit du rapport singulier que des personnes peuvent tisser avec une pratique patrimoniale, en s’intéressant notamment aux termes utilisés pour la qualifier. Les modalités d’acquisition, de transmission et de mise en performance peuvent être interprétées comme révélatrices de liens singuliers et privilégiés, et devenir emblématiques d’une trajectoire de vie, de la constitution d’une identité personnelle, d’une éducation, etc. Nous souhaitons interroger particulièrement l’échelle individuelle et la manière dont les personnes envisagent les pratiques, qu’elles soient quotidiennes ou non, de leur patrimoine. Nous pourrons par exemple nous intéresser aux liens établis entre récit de vie, biographie, autobiographie et la mise en patrimoine. Comment l’exercice d’une danse, d’un chant, d’une technique artisanale peut-elle s’intégrer, dans les pratiques comme dans les récits, à une trajectoire de vie ? Comment l’acquisition d’une technique ou d’un savoir-faire peut être tenue comme source d’un changement dans la perception de soi et de son corps, ou comme une révélation ?

Les techniques du corps comme expression et fabrique d’une identité collective commune, au regard notamment des modalités de sa mise en circulation. Comment la maîtrise d’un savoir-faire technique peut-elle être interprétée comme le signe de l’appartenance à un groupe ? Les moments de pratique collective, de représentation publique ou de transmission peuvent ainsi être questionnés pour mettre en lumière la façon dont un collectif peut s’identifier à une pratique, ou se reconnaître à travers elle. Ici encore, les effets attribués à la maîtrise d’une technique ou d’un savoir-faire sur le corps (son apparence, sa posture, une démarche, une façon de faire) peuvent être questionnés : comment se reconnaissent, s’attribuent et se disent ces ressemblances ? Les communautés patrimoniales ne sont cependant pas des ensembles homogènes, aussi, les questions de négociation, confrontation et d’actualisation d’une pratique nous semblent être particulièrement fertiles pour explorer les nuances de la fabrique du commun. Qui peut fixer les contours de la bonne pratique et quelle place occupent les personnes reconnues expertes dans la communauté ? Comment se négocient d’éventuelles transgressions ?

Les techniques du corps comme ressource pour définir une communauté patrimoniale. Ce sont particulièrement les façons d’identifier, de décrire et de donner à voir les continuités qui nous intéresseront ici. Les tensions entre les différents véhicules attribués à la pratique patrimoniale (un geste, une attitude…) sont révélatrices de conceptions singulières de ce qui peut être hérité et/ou transmis, sans toutefois les opposer toujours. Ici il s’agira de développer particulièrement les relations que les personnes portent à leurs corps et comment celui-ci apparait comme une sorte de « réservoir » du passé. Y a-t-il – dans les représentations – des prédispositions réputées comme héréditaires permettant de maitriser au mieux une technique ? Ou bien celle-ci ne pourrait-elle que s’acquérir uniquement par l’entrainement ? Il s’agira d’interroger les continuités produites entre passé, héritage et performance au présent.

Les frontières du patrimoine au regard des techniques du corps. La catégorie de « patrimoine » est-elle pertinente lorsqu’il s’agit de caractériser des techniques du corps, des gestuelles ou des manières de faire ? Quelles sont les limites que posent la patrimonialisation de ces techniques ? Les questions d’imitation, d’appropriation abusive, de reproduction et de vol de savoir se posent ici avec une acuité particulière. Le secret, la rétention et l’appropriation peuvent aussi être interrogés en ce sens. 

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Modalités de soumission
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Patrimoines du Sud ne publie que des contributions inédites.

L’appel à contribution s’adresse préférentiellement aux chercheurs et chercheuses en SHS (à partir du master) mais est aussi ouvert aux professionnels ou acteurs du patrimoine. 

Les contributions portant sur le territoire de la région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée (périmètre d’investigation de la revue Patrimoines du Sud) seront privilégiées mais les régions proches (Nouvelle Aquitaine, Pays Basque, Catalogne) et les approches comparées d’une autre région géographique avec celle d’Occitanie sont aussi les bienvenues.

Les propositions d’intention (une page, environ 500 mots) sont souhaitées avant le 4 novembre 2024 en indiquant le titre provisoire de l’article, le terrain mobilisé, la problématique ou l’angle envisagé, une bibliographie indicative ainsi qu’une courte biographie de l'auteur.

Les propositions sont à envoyer à la rédaction de la revue à l’adresse : pds@laregion.fr.

Le comité de rédaction rendra un avis courant octobre.

En cas d'acceptation, l'article définitif sera attendu pour le 31 mars 2025 et ne devra pas dépasser 50 000 caractères (bibliographie comprise), dans un souci d’accessibilité par un large public. 

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Coordination scientifique
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Le pilotage scientifique de ce numéro est assuré par :

- Lora Labarere, doctorante au LISST-CAS ;

- Élise Marcia, doctorante au LISST-CAS ;

- Audrey Rousseau, doctorante au LISST-CAS.

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Bibliographie
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ADELL, Nicolas, « Le patrimoine, l’éthique, l’identité ». La Ricerca Folklorica, no 64, 2011, p. 8193.

BENSA, Alban, « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine ». Une histoire à soi : Figurations du passé et localités, édité par Alban Bensa et Daniel Fabre, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 112. OpenEdition Books, https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.2946.

BERLINER, David, et Chiara BORTOLOTTO, « Introduction. Le monde selon l’Unesco ». Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, no 18, 18, décembre 2013, p. 421.

BONDAZ, Julien, ISNART, Cyril, et al. « [Introduction]: Au-delà du consensus patrimonial: Résistances et usages contestataires du patrimoine ». Civilisations, vol. 61, no 1, 2012, p. 921.

BONDAZ, Julien, Florence GRAEZER BIDEAU, et al. Les vocabulaires locaux du « patrimoine »: traductions, négociations et transformations. Lit Verlag, 2014.

BROMBERGER, Christian, « Ethnologie, patrimoine, identités : Y a-t-il une spécificité de la situation française ? » L’Europe entre cultures et nations, édité par Daniel FABRE, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 923. OpenEdition Books, http://books.openedition.org/editionsmsh/3906.

BROMBERGER, Christian, et Mireille MEYER, « Cultures régionales en débat ». Ethnologie française, vol. 33, no 3, 2003, p. 35761. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/ethn.033.0357.

CHAPPAZ-WIRTHNER, Suzanne, et Ellen HERTZ, « Introduction : le “patrimoine” a-t-il fait son temps ? » ethnographiques.org, 26 janvier 2023, https://www.ethnographiques.org/2012/Hertz-Chappaz-Wirthner.

CIARCIA, Gaetano, « De qui l’immatériel est-il le patrimoine ? » Civilisations, vol. 59, no 1, 2010, p. 17784.

CIARCIA, Gaetano, Ethnologues et passeurs de mémoires. Karthala ; MSH-M, 2011.

CIARCIA, Gaetano, La perte durable. Etude sur la notion de « patrimoine immatériel ». Lahic / Ministère de la culture, 2006, https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Ethnologie-de-la-France/Ressources-et-publications/Les-collections-en-partenariat-avec-le-ministere-autour-de-l-ethnologie-de-la-France-et-du-patrimoine/Collection-electronique-Les-Carnets-du-Lahic/La-perte-durable.-Etude-sur-la-notion-de-patrimoine-immateriel.

DEBARBIEUX, Bernard, et Ellen HERTZ, « La patrimonialisation en quête de ses échelles ». L’Espace géographique, vol. 49, no 4, 2020, p. 289302. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/eg.494.0289.

FABRE, Daniel, « Le patrimoine porté par l’émotion ». Émotions patrimoniales, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, p. 1398.

GARRIC, Jean-Philippe, « Les spectacles du patrimoine : Sources, exposition, usages ». Les spectacles du patrimoine : Sources, exposition, usages, Éditions de la Sorbonne, 2019. OpenEdition Books, http://books.openedition.org/psorbonne/16647.

GREFFE, Xavier, La trace et le rhizome - Les mises en scène du patrimoine culturel. Presses de l’Université du Québec, 2014.

HERZFELD, Michael, L’intimité culturelle : poétique sociale de l’État nation. Presses de l’Université de Laval, 2007.

ISNART, Cyril, « Les patrimonialisations ordinaires. Essai d’images ethnographiées ». ethnographiques.org, 4 juillet 2024, https://www.ethnographiques.org/2012/Isnart.

LASMÈNES, Marie-Ange, « Écrire « son » patrimoine : De nouvelles lectures locales du territoire ». Culture & Musées, vol. 14, no 1, 2009, p. 6585. www.persee.fr, https://doi.org/10.3406/pumus.2009.1507.

MORISSET, Lucie K, « Préserver ou partager ? Du patrimoine aux communautés patrimoniales ». Pratiques mémorielles et politiques. Pour une anthropologie politique du patrimoine, par Bernard Cherubini, L’Harmattan, 2018, p. 3952.

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Notes
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[1] Voir notamment debarbieux Bernard et HERTZ Ellen, 2020, « La patrimonialisation en quête de ses échelles », L’Espace géographique, vol. 49, n° 4 : 289-‏302.

[2] MORISSET Lucie K., 2018, « Préserver ou partager ? Du patrimoine aux communautés patrimoniales », in CHERUBINI Bernard, Pratiques mémorielles et politiques. Pour une anthropologie politique du patrimoine, Paris, L’Harmattan : 3952.

[3] FABRE Daniel, 2013, « Le patrimoine porté par l’émotion », in FABRE Daniel (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme : 1398.

[4] Pour la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (dite Convention de Faro) : « une communauté patrimoniale se compose de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre aux générations futures ». https://rm.coe.int/1680083748

[5] GREFFE Xavier, 2014, La trace et le rhizome - Les mises en scène du patrimoine culturel, Presses de l’Université du Québec.

[6] HERZFELD Michael, 2007, L’intimité culturelle : poétique sociale de l'État Nation, Québec, Presses de l’Université Laval.

[7] ISNART Cyril, 2023, Les patrimonialisations ordinaires. Essai d’images ethnographiées, https://www.ethnographiques.org/2012/Isnart

[8] Voir à ce propos CHEVALLIER Denis et MOREL Alain, 1985, « Identité culturelle et appartenance régionale. Quelques orientations de recherche », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, n° 5 : 3‑5.

[9] MARTEL Philippe, 2007, « Histoires d’Occitanie », Revue d’Alsace, n° 133 : 217‑243.